Thomas Marché, protestant à la vie à la mort...
Aujourd'hui je veux vous parler d'un autre personnage, présent dans notre arbre généalogique, dont la vie n'a pas été ordinaire, et qui a traversé l'Histoire. Il s'agit de Thomas Marché.
En cette année 1688, Thomas a 53 ans. Il exerce le métier de maître maréchal au village des Touches, sur la paroisse de Thorigné. L'appellation "maître maréchal" signifie qu'il emploie des compagnons, et qu'il forme des apprentis.
A Thorigné Thomas Marché est un homme reconnu et respecté. On le connait plus généralement sous le sobriquet de "Le Grand Thomas", ou encore "Le Grand des Touches".
Le village des Touches se situe à une demi-lieue à l'est de Thorigné, sur le chemin qui mène à Vitré et Beaussais.
Thomas est né en 1635, à deux cents toises d'ici, sur les bords du Lambon, au moulin des Touches, son père, également nommé Thomas Marché, y était maître meunier.
Comme la quasi-totalité des habitants de ce pays mellois en Moyen Poitou au XVIIème siècle, Thomas est un fervent protestant.
Pour rattacher Thomas Marché à notre famille, revenons un peu en arrière.
En 1659 Thomas Marché (père) et Marie Ryas, la veuve de notre aïeul Pierre Bouffard, qui demeurait au village de La Chesnaye dans la paroisse de Sainte-Néomaye, prennent accord pour unir leurs deux familles. Thomas Marché a deux fils à marier, Thomas 24 ans et Simon 22 ans. Marie Ryas a deux filles à marier, Esther Bouffard 20 ans et sa sœur Françoise 19 ans... C'est donc décidé, Thomas épousera Esther et Simon épousera Françoise (Pour ce qui concerne notre famille, elle est issue de Pierre, le frère aîné d'Esther et Françoise, né d'un premier mariage entre Pierre Bouffard et Elisabeth Nocquet).
C'est ainsi que le 25 janvier 1659, un samedi, les deux familles sont réunies chez Maître Fougère, notaire de Sainte-Néomaye, et un contrat notarié est rédigé en bonne et due forme pour régler les conditions de ce double mariage.
Et le dimanche 16 février 1659, le Pasteur Jacques Champion enregistre les deux mariages au temple de Mougon, selon les rites de la religion protestante.
Le dimanche 16 febvrier 1659 ont ésté bény par Monsr Champion les mariages de Simon Marché avec Françoise Bouffard Thomas Marché avec Ester Bouffard |
Il faut dire qu'en cette première moitié du XVIIème siècle, grâce à l'Edit de Nantes, promulgué en 1598 par le bon roi Henri IV pour mettre fin aux guerres de religion, qui au XVIème siècle avaient ensanglanté le pays (vous vous souvenez tous du massacre de la Saint-Barthélémy, dans la nuit du 23 au 24 août 1572...), l'exercice de la religion protestante avait été grandement facilité, et la tolérance était de mise.
Et notre région du Sud Deux-Sèvres faisait partie de ce qu'on a appelé le croissant huguenot, qui, de La Rochelle au Dauphiné, en passant par le sud du Poitou, la région toulousaine et les Cévennes, regroupait la grande majorité des protestants de France.
A cette époque dans les paroisses du Mellois, à Mougon, Thorigné, Prailles, Aigonnay, Goux (La Couarde), Beaussais, Vitré... il n'y avait pas beaucoup de "papistes", les curés catholiques n'avaient pas beaucoup de travail avec leurs ouailles, et les registres paroissiaux de baptêmes, mariages et sépultures ne nécessitaient pas beaucoup de pages (ce qui, à 5 sols de taxe par page, faisait des économies aux paroisses catholiques qui n'étaient pas riches...).
De son mariage avec Esther Bouffard, Thomas aura au moins deux enfants que j'ai pu identifier formellement (il y en a peut-être d'autres) :
- Thomas (encore un), qui épousera plus tard Françoise Aumonier vers 1695 puis Suzanne Guerry en 1712.
- Françoise, qui épousera en 1694 Jacques Foisseau.
Hélas, le 04 janvier 1678, Esther Bouffard décède aux Touches. Elle a à peine 40 ans.
Thomas Marché va alors se remarier avec Magdelaine Guerry, au terme d'un contrat de mariage rédigé le 22 août 1678 par Me Tastereau, notaire à Saint-Maixent.
Celle-ci lui donnera aussi au moins deux enfants :
- Magdelaine qui épousera plus tard Jacques Houmeau en 1702.
- Jean qui épousera en 1706 Louise Groussard.
Hélas, pour les protestants, la relative tranquillité va prendre fin.
Louis XIV n'a pas du tout la même mansuétude à l'égard de ces "religionnaires", et entend bien remettre tout le monde dans le droit chemin de la catholicité.
Le roi était alors sous l'influence religieuse de Mme de Maintenon, très pieuse, presque catholique intégriste (elle était pourtant originaire du Poitou, et petite-fille de Théodore Agrippa-d'Aubigné, chef militaire protestant du siècle précédent à l'époque des guerres de religion...).
J'employay les tourmens la ruse et la finesse pour gagner le Poitou, en fin j'en viens à bout je pillois, je brullois, ou j'usay de largesses le Diable en fait autant quand il veut perdre tout. |
René de Marillac, Baron d'Attichy, était alors Intendant de la Généralité du Poitou, en quelque sorte un Préfet de Région de l'époque. Celui-ci va mettre un zèle appliqué à contenter le roi, et il va inventer le concept de "dragonnade".
Assez simple en vérité... On envoie les compagnies de dragons du roi dans la province, village après village, avec mission de s'installer chez les huguenots, de vivre à leurs crochets, de piller leurs maisons et vendre leurs meubles, et pourquoi pas violer aussi leurs femmes et leurs filles, jusqu'à obtenir la conversion de la famille... et tout ça en faisant en outre obligation à la société villageoise d'assurer aussi la rémunération et le paiement des soldes des dragons installés dans le village, avec une exemption toutefois pour les nouveaux convertis...
A cela s'ajoutaient les mesures vexatoires dans la répartition de la taille, cet impôt injuste qui grevait le peuple. Les "hérétiques" étaient surtaxés et les nouveaux convertis dégrevés. Ainsi, Thomas Marché qui payait en 1681 au titre de la taille une somme de 22 livres et 5 sols, en payait en 1685, 200 livres... Cette multiplication par 9 n'avait bien sûr rien à voir avec l'évolution de ses revenus... alors que dans le même temps, François Assailly qui s'était converti, est passé de 77 livres à 15 livres.
Autant dire dans ces conditions qu'il restait aux huguenots deux choix : Se convertir, ou fuir vers des cieux plus propices, vers l'Angleterre, les Provinces Unies des Pays-Bas, la Suisse, ou les Etats allemands de Prusse.
On estime à 200 000 le nombre de protestants qui ont ainsi fui la France vers ces Etats refuges, bien souvent des commerçants, des artisans, les gens les mieux formés et au meilleur potentiel intellectuel, ce qui appauvrira de façon conséquente les métiers d'art et les manufactures françaises, mais aussi l'armée qui comptait beaucoup de protestants dans ses rangs d'officiers.
Le grand exemple en notre Poitou est celui de Jean Migault, né en 1644 aux Basses Touches de Thorigné, qui était donc voisin d'enfance, et même cousin de notre Thomas Marché, et qui exerçait en 1681 à la fois comme maître d'école et comme notaire au village de Moulay près de Fressines puis à Mougon, où il eut à subir ces exactions. Il a fait le choix de la fuite plutôt que celui de la conversion. Il trouva refuge avec ses enfants aux Pays-Bas, après moult péripéties qu'il a consignées dans son journal, édité plus tard sous le titre "Journal de Jean Migault, ou malheurs d'une famille protestante du Poitou victime de la révocation de l'Edit de Nantes (1682-1689)". (Merci Florian de me l'avoir offert pour Noël...)
Ce Jean Migault, illustre chez les protestants du Poitou, n'est pas de notre lignée, mais probablement d'une branche parallèle, issue d'un ancêtre commun qui se situerait au-delà d'Abraham Migault, né vers 1580, le plus ancien de nos ancêtres du nom que j'ai pu identifier.
Pour les autres, ceux qui sont restés, il a bien fallu se convertir, et les registres paroissiaux du Poitou, entre 1681 et 1685, sont remplis de ces actes de conversions forcées. Monsieur de Marillac a même fait réaliser la liste de ces conversions, dans le ROLLE DES NOUVEAUX CONVERTIS à la Foy Catholique Apostolique et Romaine dans le Diocèse de Poitiers depuis le mois de février 1681. Cet ouvrage compte plus de trente mille noms, et il n'est sans doute pas exhaustif puisque les conversions se sont poursuivies bien après sa réalisation.
Nos ancêtres Abraham Migault et son épouse Marie Augereau, ainsi que leurs enfants Gabriel, Pierre, Jacques, Marie, Louise, Jean, Catherine, figurent dans ce Rolle des Nouveaux Convertis, après avoir abjuré la baïonnette dans le dos, dans les paroisses de Chey et de Saint-Coutant.
Thomas Marché aussi a dû finalement se convertir, non sans résister, car il a été arrêté et condamné pour avoir tenu des "paroles insolentes et séditieuses" et pour avoir caché ses meubles pour les protéger des dragons, tout ceci "contre les défenses publiées par Monsieur de Marillac". Il fera même quelques mois de prison.
A force de conversions forcées, le Roi Louis XIV, considérant que la France désormais ne compte plus aucun protestant, estime donc qu'il est possible et même nécessaire d'abolir l'Edit de Nantes d'Henri IV, qui n'a plus la moindre utilité puisqu'il n'y a plus de religionnaires à protéger... Et c'est chose faite par l'Edit de Fontainebleau du 18 octobre 1685. La religion protestante est désormais interdite purement et simplement au royaume de France... Les Pasteurs n'ont plus que la solution de fuir à l'étranger. C'est d'ailleurs ce que fit Jacques Champion, dit Hours, le pasteur qui avait marié Thomas Marché et son frère vingt ans plus tôt. Il prit lui aussi le chemin de l'exil avec son épouse Suzanne Eveillard.
Tous les rassemblements de prières hors de la religion catholique sont désormais interdits.
Cependant toutes ces conversions n'étaient que de façade... Les
huguenots de ce Moyen Poitou, même
convertis, restaient ce qu'on appelait alors, des "opiniâtres"...
Mariage au désert |
La pratique religieuse réformée deviendra plus familiale, ou entre voisins... Ils n'avaient plus de pasteur ? Et alors ? Des laïcs se feront prédicants ou lecteurs, et se chargeront par eux-mêmes d'organiser et d'animer des cultes clandestins "au désert". Ce sera le cas de Thomas Marché qui tiendra ce rôle à de nombreuses reprises. Ce qui le mettait sous la surveillance constante des papistes et des autorités royales.
Revenons en 1688. Il y a maintenant sept ans que les huguenots sont persécutés en Poitou. Et leur culte est complètement interdit depuis bientôt trois ans.
L'envie de relever la tête se fait de plus en plus forte dans notre coin de province.
La communauté décide d'organiser un grand rassemblement de prières en commun. Un lieu est choisi. Ce sera au Logis du Grand Ry, sur la paroisse d'Aigonnay, à la limite des paroisses de Thorigné et de Prailles. Une date est choisie, ce sera le dimanche 22 février 1688.
Le Logis du Grand Ry appartenait à une famille protestante qui avait fui la répression vers les pays de Refuge. Il est protégé par une haute muraille qui entoure la cour, susceptible de donner une certaine discrétion au rassemblement.
Tous les huguenots de la contrée se dirigent vers le Grand Ry. Notre Thomas Marché de Thorigné et Jacques Guérin de la paroisse de Sainte-Blandine seront les prédicants. Le jeune Magnan, 15 ans, sera chargé de lire le sermon.
Mais à l'arrivée ils sont bien trop nombreux pour loger entre les murs du Grand Ry... Ils se sont alors déportés sur un grand pré entouré de haies et d'un ruisseau pour y chanter des psaumes et des prières et lire des passages du Vieux Testament.
Mais si le projet de rassemblement était connu de tous les huguenots des environs, il ne pouvait pas passer inaperçu non plus des papistes et des autorités.
Nicola-Joseph Foucault Intendant de la Généralité du Poitou |
En cette année 1688, l'Intendant de la Généralité du Poitou n'était plus René de Marillac, mais Nicolas-Joseph Foucault arrivé en 1685. A ce titre Nicolas-Joseph Foucault avait bien sûr la mission de faire appliquer l'Edit de Fontainebleau, et il était bien décidé à la mener à bien.
Déjà précédemment, avant d'obtenir ce poste d'Intendant à Poitiers, il exerçait au même poste à Pau, et il se vantait d'avoir su raser tous les temples du Béarn, en mettant en œuvre à son tour la technique des dragonnades inventées en Poitou...
L'Intendant Foucault était donc informé des volontés de rassemblement des protestants au Grand Ry.
La suite, il la raconte lui-même dans ses mémoires :
"Le 22 février 1688, il
s'est fait des assemblées de religionnaires dans le Haut-Poitou, du côté de
Saint-Maixent, en plusieurs endroits, au nombre de deux mille, mille cinq cents
et mille en même temps. Je reçus même à Poitiers un billet non signé par lequel
on me donnoit avis, de leur part, de ces assemblées. Ils publioient hautement
qu'ils viendroient faire l'exercice de leur religion sur les ruines de leurs
temples, et menaçoient les curés de les exterminer. Je me rendis sur les lieux,
après avoir écrit à Monsieur de Vérac, qui m'accusa de terreur panique,
accompagné de mes domestiques et d'une compagnie de dragons, qui heureusement
faisoit sa revue dans le voisinage de ces assemblées. Nous tombâmes sur la plus
proche, qui étoit de mille cinq cents personnes, dans un pré environné d'un
ruisseau et d'une haie et dont la barrière étoit gardée par dix hommes armés,
qui tirèrent sur un lieutenant et dix dragons que j'avois détachés pour les
reconnoitre, ce qui m'obligea d'entrer avec les dragons et les gens qui
m'avoient suivi et de faire tirer sur ces révoltés. Il y en eut sept [ou] huit
tués ou blessés, ce qui obligea les autres à mettre les armes bas. Je fis
prendre le prédicant et une quarantaine des plus notés, dont [six ?] ont été
pendus, trente et un ont été envoyés aux galères et deux femmes condamnées au
fouet.
M. De Louvois me manda que le roi étoit satisfait de mes diligences et qu'il approuvoit les exemples que j'ai faits, et ajoute qu'en cas qu'il se fasse de pareilles assemblées, on fasse main basse sur tous ceux qui s'y trouveront, sans épargner les femmes."
Effectivement, l'Intendant Foucault avait rendu compte au roi, et il reçut de M. De Louvois, principal ministre de Louis XIV, la lettre suivante, datée du 1er mars 1688 :
"J'ai reçu la lettre que
vous avez pris la peine de m'écrire le 19 du mois passé sur les assemblées qui
se sont faites en Poitou. Le roi a approuvé la diligence avec laquelle vous
vous êtes porté sur les lieux, et que, s'il arrive encore que l'on puisse
tomber sur de pareilles assemblées, l'on ordonne aux dragons de tuer la plus
grande partie des religionnaires qu'ils pourront joindre, sans épargner les
femmes, afin que cela les puisse intimider et empêcher d'autres de tomber en
semblable faute.
A l'égard du jeune homme âgé de quinze
ans qui a lu un sermon dans l'assemblée de Grand Ry, il faut le mettre dans
quelque collège ou séminaire, où il puisse être châtié et instruit dans la
religion catholique. Quant aux femmes qui ont été arrêtées, Sa Majesté trouvera
bon que l'on en condamne quelques unes au fouet, et pour ce qui est des hommes,
son intention est qu'ils soient tous condamnés aux galères.
Sa Majesté désire de plus que,
dans les paroisses où il s'est tenu des assemblées et dont les habitans y ont
assisté, vous y répandiez une ou deux compagnies de dragons suivant leurs
forces, où ils subsisteront en pure perte pour ces communautés, qui leur
fourniront la solde et le fourrage, sans aucun remboursement de la part du
trésorier de l'extraordinaire. Et après qu'ils y auront été un mois, Sa Majesté
aura bien agréable que l'on les en tire pour les loger dans les lieux où vous
et Monsieur de Vérac jugerez être nécessaire pour que les compagnies puissent
être à portée de tomber sur les assemblées qui se pourroient faire.
L'intention de Sa Majesté, en faisant loger les dragons en pure perte dans ces communautés ainsi que je vous le viens d'expliquer, est de faire connoitre aux peuples l'intérêt qu'ils ont non seulement de ne se pas trouver à de pareilles assemblées, mais encore d'empêcher qu'aucun d'eux n'y assiste, ou, s'ils ne le peuvent pas faire, d'en déclarer les coupables et de les arrêter."
Dans ses mémoires, l'Intendant Foucault fait état de six pendaisons.
Seules trois ont franchi les mémoires de l'Histoire pour arriver jusque dans ces lignes.
Les deux prédicants, Thomas Marché et Jacques Guérin, avec Pierre Rousseau le fermier du Grand Ry arrêté pour avoir accueilli le rassemblement, ont été conduits à Saint-Maixent où se déroula un simulacre de procès, qui se solda par leurs trois condamnations à mort.
Simulacre de procès car les potences étaient déjà dressées sur le grand chemin qui mène de Niort à Poitiers, face au nouveau cimetière hors les murs de la ville (ce nouveau cimetière d'alors est bien sûr l'ancien cimetière actuel...).
Au moment de son arrestation, Thomas s'adressa ainsi aux soldats : "Vous êtes les maîtres de mon corps, mais mon âme appartient à Dieu, Il en fera ce qu'Il voudra."
Ainsi mourut dès le lendemain, 23 février 1688, Thomas Marché, victime de l'intolérance religieuse, et resté fidèle à sa foi.
Les juges du Siège de la juridiction de Saint-Maixent, désapprouvant cette justice expéditive rendue sans eux, marquèrent leur réprobation en s'abstenant de venir assister aux supplices.
Après ces exactions, M. l'Intendant Foucault obtiendra une promotion, et partira occuper le poste d'Intendant de Basse Normandie à Caen, où il supervisera les fortifications de la Hougue à Saint-Vaast en Cotentin.
Le logis du Grand Ry fut rasé complètement.
Une plaque commémorative aujourd'hui marque l'emplacement de ce drame :
Une bien sinistre période ... Merci Jean-Claude de la retracer.
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