J comme... Journalier




 

Dans nos campagnes, les journaliers constituaient la couche de la population la plus nombreuse, mais aussi la plus pauvre et la plus précaire. Ils ne possédaient pas la terre, rarement même la masure dans laquelle ils vivaient.

Ils étaient entièrement dépendants du travail à la journée qu'on voulait bien leur donner. C'était en fonction des saisons, les labours, les semis, les moissons. La récolte des fruits à l'automne. L'entretien des chemins et des fossés ou la taille des haies. Les soins aux animaux ou les petits travaux de construction. Les travaux les plus physiques, souvent pénibles, étaient pour eux, du lever au coucher du soleil, pour un salaire de misère.

Et quand les conditions climatiques devenaient mauvaises, ils étaient les premiers à en souffrir, et toujours plus longtemps que les autres.

Nous sommes en janvier 1709, dans le petit village de Saint Coutant, au cœur du pays mellois en Poitou. Etienne Migault, 27 ans, journalier de son état, s’est éveillé avant l’aube, grelottant sous une couverture trop mince pour tenir tête au froid mordant.

Depuis des semaines, la neige recouvre champs et chemins, le vent, coupant comme la lame d’une faux, s’infiltre par les fentes de la porte mal jointe de sa masure. Le feu, réduit à quelques tisons, peine à réchauffer la pièce unique où dorment encore sa femme Marie Levesque et son bébé Jean, né il y a six mois, bien calé contre le sein de sa maman pour bénéficier du peu de tiédeur qu'elle peut lui donner.

Ils sont mariés depuis quatre ans, ils se sont unis dans l'église Saint Gilles, juste à côté de sa petite masure, le 16 novembre 1705.

Déjà ils ont perdu leurs deux premiers enfants. Le petit Jacques né le 4 août 1706, décédé dès le lendemain, et la petite Louise née le 25 août 1707 mais qui n'a pas survécu à l'hiver suivant, déjà bien rigoureux. Alors ce petit Jean, qui semble plein de vie, Etienne et Marie y tiennent comme à la prunelle de leurs yeux.

Etienne n’a plus guère travaillé depuis la Toussaint. Les récoltes de l’année précédente ont été maigres, et le grand gel a tué les semences en terre. Les maîtres, eux-mêmes inquiets pour leurs bêtes et leurs réserves, n’embauchent plus trop les journaliers, leurs valets et leurs domestiques suffisent à l'ouvrage.

Chaque jour, Etienne va frapper à la porte des fermes, espérant qu’on aurait besoin d’une paire de bras vigoureux pour fendre du bois, curer une étable, ou simplement déblayer la neige. Parfois, on lui donne un morceau de pain noir, une soupe, ou un fagot en échange de quelques heures de labeur.

Dans cette matinée glaciale, il traverse la campagne blanchie. Les arbres se dressent, figés, couverts de givre. Pas un oiseau ne chante. Il y a bien longtemps déjà que la Dive, la rivière qui traverse la paroisse, d’ordinaire si vive, dort sous une épaisse croûte de glace. Les vieillards du village disent que jamais on n'avait vu pareil hiver, il paraît que même les oliviers du midi ont gelé jusqu'à la racine, et les loups s'approchent des hameaux à la nuit tombée.

Ce jour-là, le fermier de la Bellinière, à une demi-lieue du village, lui a proposé de casser la glace du puits, de nourrir les bêtes enfermées depuis des semaines et de couper du bois pour l'âtre. Etienne a accepté sans discuter le salaire, il ne pouvait pas se permettre de risquer de tout perdre..

Il a travaillé jusqu’à ce que ses doigts, engourdis par le gel, refusent d’obéir. Ses bottes, trouées, laissaient passer l’eau glacée, ses pieds en étaient meurtris, presque bleus. À midi, on lui a servi un bol de soupe tiède et un quignon de pain. Ce repas, frugal mais chaud, lui a redonné un peu de courage.

Au retour, le crépuscule teintait la neige d’une lueur violette. Marie l’attendait, la mine soucieuse. Il a posé sur la table son salaire du jour : trois liards, quelques pommes gelées, et un quignon de pain. Elle a soupiré. Il n’y aurait pas assez pour toute la semaine, mais ils tiendraient encore un jour ou deux...

Les semaines passèrent, toutes semblables, rythmées par le froid, la faim et le travail quand il s’en trouvait. Beaucoup moururent cet hiver là, faute de pain ou de feu. Etienne et Marie ont survécu, grâce à l’aide des voisins et à la solidarité des plus pauvres entre eux. Et le petit Jean aussi a survécu à cet hiver 1709 implacable, qui a causé tant de dégâts dans nos provinces.

Quand enfin, au mois de mars, la neige a fondu et que le soleil a réchauffé les sillons, Etienne est retourné aux champs. La terre, dure et craquelée, semblait morte, mais déjà il la retournait, espérant que la nouvelle saison porterait des moissons plus clémentes.

Ainsi allait la vie du journalier, au gré des saisons et des malheurs du temps, une vie de labeur, de courage et de patience, toujours suspendue aux caprices du ciel et aux volontés des possédants.

Nous sommes les descendants de ce petit Jean, bien fragile alors pour affronter ce terrible hiver de 1709, où il a gelé sans discontinuer de la Toussaint jusqu'à Pâques, et dont le souvenir est resté vivace dans nos campagnes.

Etienne et Marie auront trois autres enfants ensemble, Marie en 1711, Françoise en 1714, puis François en 1717. Cette dernière grossesse sera fatale à Marie qui n'y survivra pas. Elle avait 34 ans.

En 1718 Etienne Migault s'est remarié avec Françoise Guérin, une jeune veuve ayant elle même deux enfants de 8 et 5 ans, Pierre et Gabriel, de la paroisse voisine de Saint-Vincent-la-Châtre. Elle lui donnera deux autres enfants, Louis en 1719 et Jeanne en 1723.

Après le décès en 1743 de Françoise, Etienne épousera en troisième noce, Marie Guérin, sa sœur en 1745.

Etienne décèdera en 1754 à l'âge de 72 ans. Il sera devenu à son tour un des vieillards de Saint-Coutant, un de ceux qui auront perpétué jusqu'à nous le souvenir de cet hiver 1709, comme étant le Grand Hiver...




 

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